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Le grand voyage de Wilfried N’Sondé

politique
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Malcolm X, dans une de ses plus célèbres antimétaboles, disait :  We did not land on Plymouth Rock, Plymouth rock landed on us » (Nous n’avons pas atterri à Plymouth Rock, c’est Plymouth Rock qui nous est tombé dessus). Plymouth Rock - l’endroit où débarquèrent en 1620 les premiers colons anglais de la Nouvelle Angleterre – occupe une place mythique dans le « roman national » américain. Il a été transformé en un parangon absolu de la liberté, de sa quête et de sa conquête. Pour Malcolm X en revanche, faire de cet endroit un symbole de la liberté n’est rien d’autre qu’une mystification. Pour lui, Plymouth Rock n’est que le point de départ d’un immonde commerce d’êtres humains qui, au fil des siècles, finira par arracher des millions d’Africains de leur continent. D’où, insistait-il, l’importance d’écrire sa propre histoire car, comme le dit le proverbe africain popularisé par Chinua Achebe, « tant que les lions n’auront pas leur propre histoire, l’histoire de la chasse glorifiera toujours les chasseurs » .

Ecrire son histoire, se l’approprier, faire sortir de l’ombre des pans entiers oubliés ou occultés par les « chasseurs »  européens, tel est le travail auquel s’attellent ces jours-ci non seulement des historiens africains mais aussi bon nombre de romanciers du continent. L’avantage de ces derniers sur les premiers est que la fiction leur offre la possibilité de libérer leur imagination pour combler les zones obscures qui, par manque de documentation, échappent aux historiens. Ainsi, grâce à  leur « mentir-vrai », ils permettent au lecteur d’appréhender de façon intense, intime même, la réalité d’une époque révolue ou d’un personnage méconnu de l’histoire. Un océan, deux mers, trois continents, le magnifique roman de Wilfried N’Sondé qui vient de paraître chez Actes Sud, en est une illustration.

Nsaku ne Vunda, vous connaissez ? Probablement pas. Et pourtant, envoyé en l’an de grâce 1604 au Vatican par le roi du Kongo, il est considéré aujourd’hui comme le premier ambassadeur africain de l’histoire accrédité auprès d’une cour européenne.

Le peu de documentation disponible nous révèle que Nsaku Ne Vunda a été baptisé et ordonné prêtre sous le nom portugais  de Antonio Manuel. En 1602, Nimi A Nkanga, souverain du Royaume du Kongo, plus connu sous son nom chrétien d’Alvaro II, le dépêche comme ambassadeur auprès du pape Paul Clément VIII. Après avoir fait escale au Brésil, le navire qui le transporte vers l’Europe est attaqué par des corsaires. Il réussit malgré tout à gagner le Portugal et l’Espagne pour enfin arriver à Rome le 3 janvier 1608.

Très éprouvé par les vicissitudes de son long voyage, malade, il y meurt deux jours plus tard. Son buste en marbre exécuté juste après sa mort, à la demande du pape Paul VI, se trouve à la basilique Santa Maria Maggiore à Rome ainsi qu’un portrait au Palais du Quirinal.

C’est sur ces données squelettiques que Wilfried N’Sonde bâtit la saga de cet homme précurseur des relations Afrique-Europe. N’Sonde écrit le récit à la première personne, ce qui est un choix heureux, car cela nous donne l’impression d’entendre la voix-même de  Nsaku ne Vunda, voix d’autant plus sincère et prégnante qu’Antonio Manuel occupe une position unique sur ce bateau, une position neutre car il n’est ni esclave, ni esclavagiste. Ce roman aux multiples facettes peut se lire de plusieurs manières : comme une biographie romancée, comme un roman maritime à la Stevenson ou à la Conrad, comme un roman picaresque ou comme un « bildungsroman ». On peut le lire aussi comme un conte philosophique et moral car on y suit les tourments de ce prêtre kongo, ébranlé dans sa foi chrétienne par le silence de Dieu  devant les atrocités de l’esclavage, la cruauté de l’Inquisition, la persécution des juifs et des musulmans, actes barbares commis par ceux-là mêmes  qui se réclament de cette foi. Cette défiance le conduira à transcender la mission purement politicienne que lui a confiée son roi, pour la transformer en une mission personnelle, spirituelle : combattre l’esclavage, lutter pour la liberté de tous ceux qu’il a croisés sur son chemin, instaurer « l’amour » entre les hommes.    

L’écriture de N’Sonde, ample, élégante et limpide, nous accompagne dans la course folle de ce navire négrier, Le Vent Paraclet. Certains passages sont pure poésie, comme ces phrases où il décrit une tempête : 

« Les génies de la mer semblaient nous maudire, leur plainte rugissait avec les vents, écumait les flots en bondissant de toutes parts, engendrant des éclaboussures géantes, d’immenses crinières couleur d’or sous le feu des cieux qui couraient à grande vitesse de bâbord à tribord, de la poupe à la proue. Le Vent Paraclet fut pris de spasmes violents, des impulsions dures et saccadées. Nous allions chavirer » p.107.

Même quand il  détaille avec la précision d’un scalpel les  atrocités subies par les esclaves pendant le «  passage du milieu »,  il ne tombe jamais  dans le pathos ou la mièvrerie :

« On coupa des mains et des têtes que l’on exposa sur des pics, des insurgés furent mis aux fers sur le pont, on pendit sur la grand-vergue des corps aux pieds tranchés, la verge rouge d’avoir été frottée avec du sel…Les relents de chair en décomposition hantèrent longtemps l’air marin, s’immiscèrent dans le tissu des voiles, pénétrèrent jusqu’aux nœuds des cordages et dans les fibres de nos vêtements... » p. 129.

Un océan, deux mers, trois continents, est un livre courageux. Courageux parce  N’Sondé aborde sans complaisance la face cachée de la traite négrière, la  participation des Africains eux-mêmes à ce commerce indigne, sujet controversé s’il en est, parmi  l’intelligentsia africaine. Rien d’aussi percutant n’a été écrit sur ce sujet depuis Le Devoir de violence  de Yambo Ouologuem. N’Sondé va plus loin encore puisqu’il parle du trafic des esclaves pratiqué par son propre peuple, le peuple Kongo. Il explique comment l’aspect symbolique de dons de personnes, qui servait à sceller des alliances entre deux familles, a peu à peu été transformé en transactions commerciales par les négociants kongos qui, dans l’obsession de toujours gagner plus d’argent, se mirent à capturer leurs amis, leurs voisins et parfois même les membres de leur propre famille, pour les vendre. C’est avec une certaine peine qu’il confesse :

 Longtemps, je me suis moi aussi persuadé que les étrangers étaient les premiers responsables des catastrophes et des terribles malheurs que subirent les Bakongos. J’ai réalisé plus tard que nos hypocrisies, le mépris du prochain, nos aveuglements et surtout notre incapacité à nous remettre en cause furent les causes de notre faillite. ». Ce constat est encore valable aujourd’hui.

Cependant, tout au long du livre, malgré ce tableau sans complaisance, N’Sonde ne cesse de célébrer le pays Kongo, son peuple et sa civilisation, même si cela n’apparaît souvent qu’en creux. Cet hommage, cette fierté d’être kongo malgré tout ne se claironne pas, il sourd tout naturellement des propos les plus simples :

Je naquis dans le village de Boko, une contrée de mystères et de magie, où les morts s’invitaient parmi les vivants dans une promiscuité mystique qui défiait les lois de la raison. p.22

Lors de la parution de son premier roman en 2007, Le cœur des enfants léopards, j’avais écrit qu’un  écrivain nous était né et je me demandais s’il allait confirmer son talent dans ses prochains livres. Ce cinquième, le consacre définitivement. Le pays de Sony Labou Tansi peut être fier.

Emmanuel Dongala

Ndlr

Sur Nsaku Ne Vunda, lire l'article paru dans Mwinda.

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